Lors du colloque organisé à l’Assemblée nationale en 2024 par la Ligue de Défense des Conducteurs, Jean-Michel Constantin, chef du service de réanimation à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, rappelle que les avancées médicales et technologiques ont sauvé des milliers de vies. Mais les « mobilités douces » (vélo, trottinette…) menacent aujourd’hui ces acquis. Son constat, aussi alarmant qu’instructif, est à découvrir ci-dessous.
En cinquante ans, quel a été le progrès de la prise en charge des victimes ?
Il y a eu une chute du nombre de morts, mais je ne suis pas persuadé qu’elle soit prioritairement imputable au monde de la santé. Nous avons bénéficié de campagnes de sensibilisation et d’éducation, nous avons bénéficié des progrès dans l’automobile… Mais ce qui a probablement progressé, c’est la connaissance des grandes notions de traumatologie pour la population générale. Après, on a aussi une chaîne de soins qui a vraiment progressé. Nous avons protocolisé les prises en charge. Chacun ne fait plus comme il a envie. Nous avons essayé d’uniformiser les pratiques. Ça a l’air trivial, mais dans le monde de la santé, c’est un combat d’essayer d’uniformiser les pratiques.
Est-ce que la traumatologie a évolué, notamment avec les progrès des véhicules ?
Clairement oui. Il y a toujours des blessés graves. Sur notre base de données, la « trauma-base », qui est le seul observatoire qu’on ait en France, nous avons 44 000 traumatisés graves avec une forte mortalité. Après, nous en avons moins sur des accidents qui, avant, étaient gravissimes. Avec ceintures et airbags devenus quasi systématiques, même avec des voitures complètement défoncées, on trouve des conducteurs un peu « amochés », mais c’est tout, ils attendent juste qu’on arrive. Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’on ne peut gagner que sur les morts « évitables ». Ça veut dire les morts qui sont évitables si le niveau de santé, le niveau de la chaîne de soins, est optimal.
Sur le plan médical, on n’a pas de données. Il faut comprendre qu’on n’a pas de budget. Pour la « trauma-base », qui est un réseau parisien en train de se nationaliser, on a un mi-temps de technicien de recherche par centre donné par l’Agence régionale de santé (ARS). Nous, nous voudrions faire plein de choses, mettre les associations de familles avec nous, on voudrait suivre la toxicologie, mais on n’en a pas les moyens.
Vous n’avez pas les moyens non plus de faire remonter, par exemple, quel type de véhicule est plus sûr qu’un autre ?
Non, car les bases ne communiquent pas. Par exemple, on ne communique pas avec la base « pompiers ». De façon très ponctuelle, sur des études, on peut dire que pendant deux mois, dans tel département ou dans telle structure, on va regarder ce qui se fait. Mais au quotidien, on n’a pas ça. Nous progresserions énormément si nous pouvions avancer là-dedans. Comprendre mieux ce qui se passe au niveau des véhicules, de la cinétique. Malheureusement, cela, nous ne l’avons pas.
Est-ce que médicalement, on peut dire à un automobiliste « non, votre état de santé ne vous permet pas de prendre la route en toute sécurité car en cas d’accident, vous ne vous en sortirez pas » ?
De la même façon qu’on peut dire à nos patients d’arrêter de fumer parce qu’ils vont mourir d’un cancer du poumon… Maintenant, moi je n’ai aucune légitimité pour dire : « Donnez-moi votre permis, je vous le rendrai quand vous arrêterez votre traitement ». Pourtant, je vous jure, je suis à bac + beaucoup beaucoup, la pharmacologie je la connais et je sais avec quel médicament on peut conduire et avec quel médicament on ne peut pas. Mais je n’ai pas cette légitimité de demander à quelqu’un de me rendre son permis. Si on lui donne l’information, si on lui dit : « Tant que vous êtes sous ce traitement un peu fort, vous ne pouvez pas conduire », s’il accepte, c’est parfait. Mais si la personne, en sortant, prend sa voiture, son scooter, sa moto, je ne peux rien faire.
Vous voyez des automobilistes, nouveaux usagers avec des blessures très graves, dont le comportement a été à l’origine de l’accident. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?
Pour les accidents de trottinette au sens large, nous avons des données que nous venons de publier l’an dernier. Ils se sont multipliés par trois en quatre ans. Je parle d’accidents mortels. Nous avons une population qui est exactement la même, du point de vue âge, sexe, que motos et voitures. Cette population a très probablement l’impression de circuler sur quelque chose de pas très dangereux. On dit « mobilités douces », mais quand on regarde les crash-tests, l’état des victimes, cette mobilité n’est pas douce. Il y a beaucoup de traumatismes crâniens. Et un peu d’irresponsabilité… Par ailleurs, nous avons beaucoup de piétons qui étaient sur des trottoirs et qui ont pris une trottinette ou un deux-roues dans le dos. Nous sommes ici sur quelque chose de nouveau et j’ai l’impression que la prise en compte de la gravité potentielle n’est pas encore passée.
Faudrait-il imposer le port du casque sur les trottinettes ?
Pour moi, il n’y a aucun doute. Vu les données scientifiques publiées là-dessus, je ne vois pas comment on peut dire « on ne peut pas obliger ça ». Moi je fais du snowboard depuis trente-cinq ans, quand je vois les données publiées sur la traumatologie des snowboards, je mets un casque depuis vingt ans. Quand on voit les séquelles quand on ne porte pas de casque, c’est multiplié par 10 quand on fait du snowboard. Imaginez quand vous faites de la trottinette ! Quand vous avez un choc sur du bitume, ou avec des bus ou des poids lourds !
Et pour les cyclistes, vous avez des données ?
Les accidents de vélo, dans mon service de réanimation à la Pitié-Salpêtrière, j’en ai à peu près un par semaine. Nous observons énormément de conflits vélo-camion… Ce n’est pas pour jeter l’opprobre sur qui que ce soit, ce n’est pas mon métier, mais je me demande si la cohabitation est réellement possible. Je vais au travail à peu près quatre jours par semaine en vélo, je fais trente kilomètres de vélo par jour… Je n’ai pas d’écouteurs, je ne fais que « conduire », que faire du vélo, et j’ai la trouille. C’est hyper compliqué. Si on ajoute là-dessus le téléphone ou les écouteurs, on a une traumatologie qui est effroyable. Les cyclistes, ce sont de vrais traumatisés graves, avec de vraies séquelles. On voit apparaître une augmentation de la traumatologie urbaine et c’est un vrai changement sur les vingt dernières années.

